Disséminées dans le décor tant verdoyant qu’aride de la chaîne des puys, quelques modestes parcelles de vignes sont posées sur le versant des montagnes, en symbiose avec leur environnement. Les rayons rasants du soleil matinal dévoilent des rangées parfaitement bordéliques, comme envahies par une biodiversité chatoyante. L’agencement anarchique typique des parcelles des Ussels est comme un pied de nez à l’alignement parfait des quelques exploitations conventionnelles avoisinantes. D’aucuns qualifieraient ces lignes de désuètes. Au contraire, elles éveillent chez nous une joie presque enfantine. Elles sont porteuses d’espoir. Celui qui donne envie d’apprendre. Celui qui donne envie d’aimer. De rire. De partager. D’agir. Bref, le type d’espoir qui donne envie de vivre.
Amélie et Alex incarnent généreusement cet espoir, et quelques heures passées en leur compagnie nous laissent entrevoir le monde de demain, comme à portée de main. Un monde fait de « nouvelles traditions », mû par la quête de sens et d’harmonie.
C’est la quête de ce monde plus harmonieux qui a guidé le parcours semé d’expériences initiatiques du jeune couple. De la rencontre de pionniers du vin nature, tels Jean Pierre Frick ou Jean Maupertuis, à la tenue d’une cave à vin, chacune des étapes de leur chemin aura été marquée par le sentiment de ne pas aller assez loin :
« C’est bien d’éduquer les gens, d’avoir cette chance de pouvoir communiquer avec eux, mais les clients ne sont pas tous prêts à ça parce que quand tu viens le vendredi soir pour te détendre, tu n’as pas forcément envie de recevoir toutes ces choses-là, et c’est normal »
C’est normal. Mais frustrant. Alors en 2017, afin de rompre avec la sensation de toujours rester les complices du système qu’ils souhaitent défaire, ils prennent la belle décision de vivre de leur passion, et choisissent de se lancer dans la production de leur propre vin. Dans leur quête de cohérence, les jeunes vignerons ont conçu leur activité comme un écosystème à part entière. De la plantation de nouvelles vignes, à la vinification nature, en passant par les vendanges réalisées à la main par des amis, chaque étape de la production est méticuleusement pensée, dans le respect des principes de la biodynamie, afin d’avoir le moins d’impact possible sur l’environnement.
« Aider la vie et après on verra quel vin ça donne ».
Et pour aider la vie, l’imagination est de mise chez les Ussels. Quotidiennement, ils s’emploient à chercher et expérimenter de nouvelles techniques naturelles pour améliorer leur production. En utilisant la diffusion d’infusions aux huiles essentielles sur leurs vignes, ils contrôlent efficacement la propagation de maladies bien connues comme le mildiou ou le black rot, les mêmes maladies qui sont traitées via la pulvérisation de nombreux produits phytosanitaires dans les méthodes conventionnelles. Ils ont aussi appris à accepter que leurs vignes aient quelques défauts :
« Avoir quelques tâches de maladie, bah ouais c’est la vie, nous-mêmes on vit avec plein de bactéries ou champignons sur notre corps, c’est grâce aux champignons qu’on vit, si pas de mycorhization, pas de vignes ».
En faisant confiance aux processus naturels, le couple renoue avec le vivant qui les entoure, et contribue ainsi à faire revivre un monde paysan que l’agriculture intensive a tenté de faire taire, mais qui n’a pas dit son dernier mot. Comme ils le disent si bien, « les anciens faisaient plus, avec moins, ils y arrivaient très bien », alors pourquoi ne pourrait-on pas suivre leurs traces ? À la recherche d’une « nouvelle tradition », les Ussels portent en eux la force brute que la croyance dans un avenir meilleur procure aux plus courageux d’entre nous.
Cela n’a pas toujours été facile, et ils doivent quotidiennement faire face aux regards et pressions d’autres qui, soit par peur de l’inconnu, soit par foi dans le système établi, remettent en question leurs pratiques.
« Au début, l’enfer c’est les autres, toujours peur de ce que les vignerons vont penser ».
Malgré tout, jusqu’au bout, ils défendent leur vision radicale et assument leurs choix, même si ça peut paraître invraisemblable, y compris pour les vignerons « nature », dont la pratique n’est pas toujours exempte d’intrants. Ils refusent par exemple d’utiliser la bouillie bordelaise, mélange de cuivre et de soufre, pour combattre le mildiou, alors même que son usage est très répandu et accepté notamment chez les vignerons labellisés bio. Contre vents et marées, avec la nature, et jamais contre elle, Amélie et Alex appliquent la philosophie du « vin zéro » : zéro intrants, zéro sulfites, zéro pesticides… et zéro label. Bien qu’ils se conforment en majorité aux méthodes et préconisations de certains labels, ils refusent de se faire certifier. Pour eux, les producteurs travaillant en harmonie avec leur environnement, et favorisant une agriculture régénératrice, ne devraient pas avoir à payer et à subir des contrôles pour le prouver. N’est-ce pas absurde de devoir certifier le bon sens, face aux pratiques prédatrices de l’agriculture intensive ?
Cette prise de décision, que certains qualifieraient de radicale, est un exemple parmi d’autres de leur ferme engagement, aux frontières du militantisme. Leur vision globale de l’écosystème se retranscrit dans leurs discours et dans leur approche des enjeux globaux de notre époque. Pour eux, de la même manière que tout le vivant est lié et interdépendant, les problématiques sociales et sociétales de notre siècle sont elles aussi interdépendantes, et ne peuvent être traitées séparément : du réchauffement climatique, à la progression des inégalités, en passant par l’effondrement de la biodiversité, tout est lié. Tout est politique. Et en ce début de XXIème siècle, on ne peut le nier :
« il faut s’exciter »
Les crises sanitaires, écologiques et sociales risquent de continuer d’être de lot de l’humanité si les citoyens et consommateurs ne se réveillent pas. Face aux constantes incitations à consommer produites par le marketing, face aux publicités qui « abrutissent », Alex et Amélie se réclament de l’anarcho-romantisme et prônent une révolution douce, par la sensibilisation, la restauration du lien social, et le retour à l’essentiel. Exemplaires, ils mettent d’ailleurs ces principes en pratique dans leur mode de vie en famille où rien n’est laissé au hasard : Amélie, Alex et leur petite fille, Lou, vivent dans une tiny house minimaliste et zéro déchets, ils sont entourés de poules, de moutons, de lapins et de deux cochons (Arwen et Aragorn), favorisent le fait maison et le bricolage et consomment les quelques légumes qu’ils font pousser en permaculture dans leur jardin. Mais comme nous le rappelle Alex :
« On n’est pas des black blocks, le capitalisme existe, il faut faire avec pour l’instant et broder autour ».
Conscients que pour détruire le système, il faut en être, tel le champignon dans l’arbre, le couple a à cœur de montrer la voie à ceux qui hésiteraient à se lancer. Leur objectif est de prouver qu’on peut vivre de l’agriculture raisonnée, que c’est économiquement viable. Pour l’atteindre, la rigueur est évidemment de mise, mais aussi la créativité, pour trouver des bouffées d’oxygène au-delà de la seule production de vins : agroforesterie, mise en place de l’éco-pâturage, vente occasionnelle de bêtes,…
Tout cela demande de l’énergie. La leur, ils la puisent dans la force de leur couple, et tels les deux parties d’un même cerveau, ils sont complémentaires. Ils l’admettent, et l’assument : « seul, cette activité serait impossible, il faut être deux ». Plus qu’un travail, leur projet est conçu comme un mode de vie à part entière, où se mêlent joyeusement vie professionnelle, vie de famille, relations amicales et convictions politiques.
« Ça devient un projet de vie, ça nous plaît tellement qu’on n’a pas l’impression de travailler »
Les Ussels sont à l’avant-garde de ce que certains appellent « le monde de demain », un monde à la fois subversif et profondément désirable. Véritables « rêveurs réalistes », ils s’efforcent de toujours rester modestes, et ne pensent pas qu’ils changeront le monde à eux tous seuls : « Nous on se bat à notre petite échelle, nous ne sommes qu’un petit domaine au milieu d’autres »
Mais ils y croient dur comme fer, le vin a toujours été un vecteur indéniable de lien social. Le vin désinhibe et créé de la convivialité. Parfois même, le vin créé l’effervescence du débat, et peut susciter des prises de consciences. D’ailleurs, c’est parce qu’ils croient en ce pouvoir social du vin qu’ils s’opposent fermement au snobisme qui infuse dans le milieu des vins natures. Tels des héros modernes, ils accusent ouvertement les producteurs qui vendent leurs bouteilles de vins rares, dits « licornes », à des prix qu’ils considèrent déraisonnables. Pour redonner du pouvoir au consommateur, les produits de qualité doivent « toucher le commun des mortels », et ne pas faire le jeu des spéculations. Ils refusent de considérer, comme certains, que l’alimentation, et le vin, seraient une forme d’art :
« La bouteille de vin, une fois qu’elle est bue, elle est bue quoi ».
Si la jeunesse, « c’est la joie », comme l’écrivait Jean Giono, en 1935, à travers la voix du sage Bobi, alors Amélie et Alex sont probablement les personnes les plus jeunes que nous ayions jamais rencontrées. Les côtoyer vous procure une bouffée d’air frais, d’énergie, de vie, en somme. En partageant généreusement leurs idées et espérances à qui a la curiosité de les écouter, les Ussels propagent leur enthousiasme radical et leur indignation bienheureuse.
S’ils devaient donner un surnom à leur vin, ce n’est pas par hasard qu’ils le nommeraient « le vin libre ». Pétillants, étonnants, détonnants et doux à la fois : leurs vins vous touchent profondément le cœur et laissent une marque indélébile. Ce sont des vins à leur image, authentiques, et puissamment vivants. Si, comme nous l’indiquent Amélie et Alex, « la finalité, c’est que les gens soient heureux », alors on peut le dire, c’est réussi !