De père-en-fils, une distillerie artisanale redonne vie au Calvados
J'avais environ six ou sept ans quand mon père m'a appelé à la salle à manger où avec mon grand-père ils étaient encore attablés après un long et copieux repas. Il me présenta un verre en forme de tulipe où tourbillonnait un liquide doré. "Goûte moi ça fils. C'est comme du jus de pomme qui te mettra de la moustache sous le nez.” dit-il avec un petit sourire sur le visage. En toute confiance, car après tout c’était mon père, j'attrapais le verre à deux mains et pris une gorgée. Ce liquide, lourd comme du caramel, descendit dans mon corps comme une enfilade d’aiguilles brûlantes, laissant derrière lui une sensation de chaleur indéfinissable. J'étais choqué et franchement mécontent de n'avoir trouvé aucun soupçon de jus de pomme dans ce verre. Tous les deux se mirent à rire, alors que mon grand-père servait à chacun un autre verre. "Une boisson forte pour les hommes forts, mon p’tit Seb!" dit-il en posant la bouteille rustique sur la table. Avec l'étiquette vieillie me faisant face, on pouvait lire, en grandes lettres cursives, le mot Calvados.
Vingt ans plus tard, à la périphérie du village de Frênes, niché entre les verts pâturages de la Normandie, je me retrouve à une table dans une distillerie artisanale face à cinq verres de dégustation, prêt à redécouvrir le Calvados. J'avais anticipé ce jour depuis trois mois après qu'un ami m'ait présenté à Nicolas Garnier, un distillateur de 5ème génération qui redéfinit cette eau-de-vie à base de pomme.
Héritier d'une recette vieille de 140 ans transmise de père en fils, Nicolas - qui a d'abord poursuivi une carrière d'œnologue - contribue aujourd’hui à apporter une nouvelle perspective à la tradition familiale en mariant de nouvelles techniques aux méthodes traditionnelles qui caractérisent ce spiritueux depuis des siècles.
«Le Calvados a longtemps été vu comme un “tord boyaux”, distillé au fond des fermes ou des cabanes nichées à l'arrière des vergers», explique Nicolas en versant un calvados différent dans chacun des cinq verres. Bien qu'il existe trois Appellation d’Origine Contrôlée différentes (Pays d'Auge, Domfrontais et Calvados), le niveau d’attention portée à cette eau de vie jusqu’à aujourd’hui ne lui a pas permis de se démarquer de son caractère traditionnel et local.
Tout comme Nicolas et sa famille, les producteurs ont investi des années, voir des décennies, pour exploiter le potentiel de cette eau de vie, utilisant les méthodes artisanales transmises de père en fils. "Cela semble cliché, mais c’est la modernisation dans la tradition. On conserve systématiquement notre patrimoine ancestral et le savoir faire du Calvados tout en utilisant des méthodes modernes issues de la recherche et du développement, ce qui nous permet aujourd’hui de produire un Calvados qui retranscrit mieux son Terroir. "
À travers cette modernisation, les distillateurs peuvent non seulement affiner le Calvados mais aussi démontrer leur savoir-faire. À partir du moment où la pomme, mûrie au soleil, est ramassée du sol après être tombé, jusqu’à ce que le spiritueux soit vieilli en barriques, le nombre et la variété d’étapes dans la distillation peuvent influencer le goût, donnant des caractéristiques spécifiques à chaque domaine. Ceci leur permettant ainsi de définir leur propre signature, tout comme pour le vin, le champagne et le cognac.
Lors de la dégustation, les trois premier verres, tous de grande marques commerciales, laissaient un goût d’alcool fort, non raffiné, dans la bouche. Sans différence notable de l’un à l’autre chacune de ces eaux-de-vie ne faisait qu’entretenir l’image du calvados coriace. Contrairement au précédent, on trouvait dans les deux derniers verres, des notes différentes qui se dégageaient dans la bouche caractérisant ainsi la signature Garnier par rapport au autres.
Le premier des deux, un jeune calvados Garnier de 6 ans s'est immédiatement démarqué des trois précédents que nous venions de goûter. Un délicat parfum de pommes fraîches et de fleurs s’élevait du verre, caressant doucement mes narines. Le goût distinctif, intense et vif de la pomme, marié à sa structure légère et aérée, apporte une douceur naturelle dans le palais, se démarquant ainsi du caractère trop alcoolisé associé traditionnellement au Calvados. Je découvris une eau de vie au vrai goût de pommes dont l’approche pure et fraîche la rendait plus délicate à déguster.
Lors de la dégustation du XO Calvados Garnier de 20 ans d’âge, j’embrassai la conviction de Nicolas selon laquelle le calvados allait bientôt “prendre le monde d’assaut”. Avec des accents boisés de chêne fumé, et des notes allant vers la classique «Tarte Tatin», il était difficile de ne pas apprécier cet hommage à la tradition. Un soupçon d’épices réveilla mes papilles comme du poivre noir, me ramenant à la salle à manger de mes grands-parents, sans toutefois cette sensation de brûlure qui avait fait tant rire mon grand-père il y a des années. Il laissait derrière lui sur mon palais, une texture de caramel lourd et crémeux. Mais le plus important était, que, tout comme son frère âgé de 6 ans, il dégageait la pureté du fruit qui constitue sa base et qui distingue la signature Garnier.
Alors que nous discutions de l’avenir du Calvados autour d’une tarte aux pommes, Nicolas me fit part des évolutions que connaît le Calvados depuis quelques années : "Le Calvados n’avait jamais changé car dans l’esprit même des producteurs, il n’avait pas lieu de changer” Mais c'est grâce à des visionnaires comme lui et son père, qui ont reconnu le potentiel de ce spiritueux, que cette eau-de-vie de pomme a aujourd’hui un bel avenir. Un avenir qui ne nie pas l'héritage qui l’a longtemps défini, mais qui s’en saisit tout en l’affinant à travers son histoire et l'identité de ses distillateurs et de son Terroir.
À la tombée de la nuit, il m’apparut évident que ce spiritueux n’était pas simplement en quête de se réinventer. Avec la capacité de pouvoir agréer à de nombreux palets, ainsi que son incroyable rapport qualité/prix, le Calvados peut se répandre sur plusieurs marchés; une qualité unique à ce spiritueux. Avant que l’on parte se coucher, Nicolas me laissa avec un dernier avis, qui me reste en tête encore aujourd’hui.
Reportage et photo par: Sébastien Dubois-Didcock